Quelques minutes de silence avec John Cage

© Henry Plummer/Editions Hazan. Puits de lumière près de l'entrée du musée d'Art contemporain de Barcelone.
Barcelone, envoyée spéciale

Cela peut surprendre, mais un musicien américain a eu une influence énorme sur l'art du XXe siècle, aussi importante que celle de Marcel Duchamp, inventeur de l'oeuvre comme concept avec son fameux urinoir. Il s'appelle John Cage (1912-1992) et était un grand complice de Duchamp. Une exposition au Musée d'art contemporain de Barcelone (MACBA) évoque son influence.

Elève d'Arnold Schoenberg, compositeur américain réputé pour sa radicalité, John Cage a inventé le silence. Pas moins. En "écrivant", en 1952, une composition vide baptisée 4'33'', que ne dessine pas la moindre note, il invitait ses contemporains à écouter le monde alentour, à s'ouvrir au moindre bruit, à devenir enfin attentif à la bande-son de leur vie.

Cette oeuvre révolutionnaire garde son impact aujourd'hui, en art presque plus qu'en musique. Innombrables sont les jeunes plasticiens qui s'en réclament. Mais ce n'est pas sur cette descendance que se concentre l'exposition, nourrie de documents exceptionnels. "John Cage, l'anarchie du silence" se penche sur les liens entre Cage et l'art qui lui était contemporain. En guest-stars, les plasticiens Marcel Duchamp, Alexander Calder, Robert Rauschenberg, Ellsworth Kelly, Robert Morris, et bien sûr Merce Cunningham, le chorégraphe avec qui il se réinventa en libérant le mouvement de la musique, et vice-versa.

Hormis le silence, Cage a légué une autre leçon aux arts plastiques : son sens du hasard. Pionnier en la matière, Duchamp n'y est pas pour rien. Très tôt dans les années 1950, le musicien introduit l'aléatoire dans ses compositions.

Parties d'échecs-partitions

Avant tous les autres, il s'engage dans ce que Roland Barthes appellera, vingt ans plus tard, la"mort de l'auteur". Réalisées quelques années avant la guerre, ses premières partitions se veulent"paysages imaginaires": piano, gong, triangle, répétition. En 1942, "au nom de l'Holocauste", Cage crée une pièce pour un clavecin dont les cordes sont percluses de clous, musique tragiquement dysharmonieuse, qui compose un requiem de peu. Il affine la technique avec sonPiano préparé, dont les sons sont perturbés de vis, de Scotch, de rubans.

C'est en entrant au Black Mountain College, fameuse école où s'inventa le plus radical des arts américains dans les années 1950, que Cage fait définitivement irruption dans le monde des arts plastiques. Josef Albers y enseigne, ainsi que l'architecte radical Richard Buckminster Fuller. Rauschenberg y étudie : avec ce dernier se noue une amitié sans faille. "Travailler avec Cage et Cunningham m'a permis de m'autoriser à faire absolument n'importe quoi", raconte le précurseur du pop art. L'un à la musique, le deuxième aux décors, le troisième en mouvement... Les trois compères bouleversent ensemble la danse traditionnelle.

Au Black Mountain College, Cage livre une "lecture sur rien" qui restera dans les annales : il atteint le summum de sa philosophie zen, influencée par le taoïsme et le bouddhisme. Une pensée qu'il offrira au mouvement Fluxus, dont il fut l'un des héros, et qui la transformera en bijoux de poésie minimale.

Cage a aussi réalisé la bande-son d'un film consacré aux mobiles d'Alexander Calder. Tandis que les constellations de sculptures volent et flottent, les notes tentent d'atteindre à une même légèreté, une même métallique texture, une allure de flocons de neige. Ensemble, Calder et Cage composent un voyage dans l'espace, de ceux dont on devait rêver en ces années d'avant l'homme sur la Lune.

Tout au long de l'après-guerre, Cage impose son tempo à l'avant-garde new-yorkaise. Ellsworth Kelly et Robert Rauschenberg dépeignent dans leurs toiles vides les mêmes silences. Duchamp se livre avec lui à des parties d'échecs que le musicien transforme, grâce à une drôle de machine, en partitions. Ses élèves à la New School for Social Research, Allan Kaprow et George Brecht se souviennent de ses leçons quand, à la fin des années 1950, ils inventent le happening. Cette exposition le rappelle magnifiquement : celui qui aimait à s'introduire dans des chambres sans écho pour entendre le battement de ses veines continue jusqu'aujourd'hui à palpiter comme un des coeurs de l'art moderne.

"John Cage, l'anarchie du silence". Musée d'art contemporain de Barcelone, 1, plaça dels Angels, Barcelone (Espagne). Tél.: (00-34)-93-412-08-10. Tous les jours, sauf mardi et 1erjanvier, de 11 heures à 19 h 30. De 4,50 € à 6 €. Jusqu'au 10 janvier 2010. Catalogue, (éd. Macba, 305 p., 45 €).

Emmanuelle Lequeux

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