Rodtchenko et Popova, vie et mort d'une utopie artistique en URSS



LONDRES ENVOYÉ SPÉCIAL

La Tate Modern de Londres présente une exposition consacrée à deux artistes qui accompagnèrent les premiers pas de la jeune Union soviétique. Elle est passionnante, mais fragmentaire, ou passionnante parce que fragmentaire. Les travaux d'Alexandre Rodtchenko (1891-1956) et de Lioubov Popova (1889-1924), rassemblés ici, sont pourtant très divers. Tableaux, dessins, sculptures, mais aussi études pour le théâtre et le cinéma, livres et revues, costumes.

Mais la tranche chronologique retenue, qui débute avec la révolution de 1917 et s'interrompt en 1925, un an après la mort de Popova, passe sous silence un pan entier de l'oeuvre de Rodtchenko, formellement sublime mais idéologiquement et humainement bien moins glorieuse. L'exposition de Londres veut simplement témoigner de la naissance, et de la mort d'une utopie.

Elle pourrait se résumer par ce simple projet d'affiche réalisé en 1923 par Popova et qui proclame: "Longue vie à la dictature du prolétariat". Comme son ami, elle adhère pleinement aux thèses bolcheviques. La révolution a engendré un monde nouveau, aux artistes d'en concevoir les formes. En reprenant tout l'art à zéro. Malevitch, Tatlin ont montré la voie.

Ils vont la radicaliser, en appliquant les principes de leur art à toutes les facettes de la société. D'abord avec des peintures abstraites puis, à travers l'Inkhouk, association d'artistes, de critiques et de théoriciens créée en mai 1920, en jetant les bases théoriques du constructivisme. Il ne s'agit plus pour l'artiste de laisser libre cours à son émotion, mais bien de participer à l'élaboration d'un monde nouveau. "A bas l'art, vive la technique!", écrivent Rodtchenko et sa femme, Varvara Stepanova, dans le Manifeste productiviste de 1921. Si cela doit passer par l'abandon de la peinture de chevalet au profit de l'élaboration de lampes, des robes imprimées ou de tasses de thé, comme ils le font lors d'une exposition en octobre 1921, tant pis. Ou tant mieux: l'art rejoint enfin la vie.


IMAGINATION FUTURISTE

Sauf que la vie, dans l'URSS de 1921, n'est pas bien rose. Les pénuries alimentaires se multiplient. Rodtchenko et Popova les ignorent en créant des emballages de cigarettes, de biscuits ou de bonbons, produits pourtant inaccessibles au plus grand nombre. Des robes aussi, pour Popova, modèles riants et modernes destinés à une production de masse. Rodchenko, lui, imagine des vêtements pour ouvriers, dignes de la bande dessinée Flash Gordon. Le décalage entre la misère réelle du peuple et l'imagination futuriste des artistes, qui créent des formes proches d'un univers de science-fiction, est terrible.

En 1925, un an après la mort de Popova -et de Lénine-, l'activité des deux artistes au service de la révolution trouve une vitrine planétaire: l'Exposition internationale des arts décoratifs de Paris. Rodtchenko en profite pour acheter deux appareils photos. Il deviendra ensuite un des plus grands représentants du genre (Le Monde du 28 juin 2007).

Devenu reporter, Rodtchenko s'en va photographier, pour le magazine L'URSS en construction, le creusement voulu par Staline du canal de la mer Blanche à la Baltique. Une grande opération de rééducation par le travail, dit la presse soviétique d'alors : des milliers de prisonniers politiques y laisseront la vie. Mais de tout cela, l'exposition ne parle hélas ! pas.




"Rodchenko and Popova: Defining Constructivism". Tate Modern, Bankside, Londres. Du dimanche au jeudi de 10 heures à 18 heures, le vendredi et le samedi jusqu'à 22 heures. 9,8 £. Jusqu'au 17 mai. Catalogue : 190 p. 24,99 £.L'exposition sera présentée du 18 juin au 20 septembre au Musée de Thessalonique (Grèce) et à partir du 19 octobre au Musée Reina-Sofia de Madrid.


Harry Bellet

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