Ils écrivent et dessinent

SAINT-GERMAIN-LA-BLANCHE-HERBE (CALVADOS) ENVOYÉ SPÉCIAL
Où trouver ensemble Apollinaire, Artaud, Baudelaire, Hugo, Michaux, Rimbaud et Valéry ? Dans une librairie, en bibliothèque. Ou alors sous les voûtes gothiques de l'abbaye d'Ardenne, près de Caen, qui n'abrite pas un livre mais des dizaines de dessins : ceux d'Apollinaire, Baudelaire, Hugo - ceux des 126 auteurs modernes et contemporains rassemblés par Jean-Jacques Lebel dans l'exposition "L'un pour l'autre : les écrivains dessinent".
Plus un espace vide sur les murs et dans les vitrines. La première question qui se pose est donc moins : qui est là ? que : qui n'y est pas ? Qu'Hugo ait une oeuvre graphique d'une prodigieuse inventivité est chose connue. Mais Musset, Flaubert, Maupassant, Verlaine et Rimbaud ? Eux aussi se sont essayés au crayon et à la plume. Les collages et les cadavres exquis surréalistes de Breton, Desnos et Eluard sont publiés depuis longtemps, comme les expériences graphiques de Michaux. Mais les croquis de Vaché, de Crevel, de Jouve ou de Genet méritent autant le regard. Les contemporains ne sont pas en reste : Tardieu, Robbe-Grillet, Burroughs, Ginsberg, Barthes, Guibert...

On imagine l'objection : qui n'a pas dessiné un jour, par désoeuvrement ou curiosité, au téléphone ou dans une chambre d'hôtel ? Mais ces écrivains ont dessiné fréquemment et conservé leurs essais, preuve qu'ils les tenaient pour un peu plus que des distractions. Aucun n'est du reste présenté ici de façon exhaustive : pour le seul Hugo, il aurait fallu un très grand bâtiment supplémentaire, même chose pour Michaux ou Artaud.

La plupart ont ainsi pris très au sérieux leur dessin. Un moment, Queneau a songé à abandonner le roman pour la peinture, dont il voulait apprendre les techniques. D'autres ont fait oeuvre à parts égales d'un côté et de l'autre. Kubin était écrivain et dessinateur, tout comme Klossowski, Bettencourt ou Topor. Il en est de même aujourd'hui de Fred Deux. Alain Fleischer, sur lequel s'achève le parcours, est autant et aussi bien écrivain que cinéaste et photographe. Il n'y a pas lieu de séparer, encore moins d'opposer, les modes d'expression et de recherche, car ce serait à l'opposé du processus de création. Celui-ci s'accomplit à travers la langue ou des figures, par le lisible et par le visible.

L'exposition suggère une seconde thèse, qui confirme la première. Ces écrivains dessinent comme ils écrivent, et la corrélation entre les deux activités est flagrante. L'unité de ton et de personnalité transparaît. Deux exemples, Anatole France et Jean Genet. Les scènes antiques et mythologiques que France exécute à la plume sont d'un néo-classicisme aussi convenu que son écriture. Les profils que Genet trace d'une ligne sinueuse sont un mélange contradictoire d'élégance et de dérision, comme ses livres.

Les connivences tiennent aussi aux sujets et aux obsessions. Baudelaire se dessine fasciné par un sac d'or qui s'envole - allégorie de la prostitution de l'art dans la société moderne. Les croquis d'Apollinaire sont tantôt ceux du poète de Calligrammes dans sa tranchée du bois aux Buttes, tantôt ceux de l'auteur des Onze mille verges. L'érotisme est du reste, sans surprise, un des motifs principaux, avec mentions spéciales à Louÿs, Jouve et Klossowski.

Chacun d'eux transcrit ses fantasmes avec une intensité qui exige parfois l'évidence la plus crue. Le dessin devient l'instrument d'une autoanalyse qui ne s'embarrasse plus des bonnes manières artistiques et ne cache rien. On n'oserait en déduire que le dessin serait alors l'inconscient de la littérature et, si l'on ose dire, son dernier mot.

"L'un pour l'autre : les écrivains dessinent", IMEC, Abbaye d'Ardenne, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe. Jusqu'au 27 avril. Catalogue, 176 p., 39,50 €.

Philippe Dagen

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