L'art "en toutes directions" avec Jean-Jacques Lebel

Sidérant est l'adjectif qui vient à la bouche. "Soulèvements", exposition conçue par Jean-Jacques Lebel avec l'aide de Jean de Loisy à la Maison rouge, à Paris est une manifestation sidérante, un ovni - pour objet visuel non identifiable.

Il y a le nombre des oeuvres, presque trois cents. Il y a leur diversité extrême, du bibelot de brocante au chef-d'oeuvre de musée. Il y a la non moins extrême variété des auteurs, des célébrissimes Arcimboldo, Picasso et Duchamp au dessinateur anonyme et au non moins anonyme soldat transformant en vase ou sculpture une douille d'obus pendant la première guerre mondiale. Il y a l'audace d'aborder tous les sujets qui créent le malaise, torture en Irak ou censure morale un peu partout, martyre médical infligé à Artaud ou exaltation obscène de l'argent dans la société contemporaine. Par-dessus tout, il y a la cohérence de l'ensemble, la rigueur de la démonstration à travers la multiplicité des sujets. "Soulèvements" est une suite d'explosions minutieusement agencée.

Cette cohérence et cette multiplicité sont celles de Jean-Jacques Lebel lui-même. Comment le définir ? Dire qu'il est un des esprits les plus intenses et un des artistes les plus inventifs de la seconde moitié du XXe siècle ne suffit pas. Préciser qu'il est né en 1936 est déjà mieux, si l'on se souvient de l'état de la France et de l'Europe alors, Front populaire et guerre d'Espagne, totalitarismes et résistances.

A aucun moment, Lebel n'a oublié ce moment initial, ni quand il protestait contre les guerres d'Algérie et du Vietnam, ni en 1968, ni dans ses amitiés avec Gilles Deleuze et Félix Guattari, fondateur de l'antipsychiatrie. Ni, évidemment, quand il a créé le happening dans les années 1960, aussi bien avec Yoko Ono qu'avec Erro pour complices. Un livre consacré à cette partie capitale de son oeuvre paraît à l'occasion de l'exposition (Happenings de Jean-Jacques Lebel ou l'insoumission radicale, d'Androula Michaël, Hazan, 317 p., 45 euros).

A ces indications biographiques, il faut ajouter entre autres événements : l'amitié d'André Bretonet de Marcel Duchamp, quand il n'était encore qu'adolescent, son admiration pour l'admirable chanteuse Billie Holiday, sa connaissance de Dada, du surréalisme et de bien d'autres mouvements artistiques, ses collections d'arts dits populaires et primitifs, mais aussi de dessins anciens et modernes, son goût pour les puces et la chine, son action constante en faveur de la poésie et de la performance et, récemment, son travail de commissaire d'expositions consacrées à Picasso, Artaud ou aux dessins d'écrivains.

Plus ceci que l'on a trop tendance à oublier : Lebel excelle dans une forme singulière de dessin à l'encre rehaussé de couleur - une sorte de figuration du corps perçu de l'intérieur, dans le fouillis des organes et des artères, dans l'enchevêtrement des nerfs et des muscles. Il est aussi à l'aise dans le collage et le détournement des images de presse, de réclame et de cinéma, qu'il découpe, monte et compromet jusqu'au burlesque et au tragique.

Ce serait d'ailleurs la seule critique à faire à "Soulèvements" : Lebel n'y montre que peu ses propres oeuvres, que l'on ira donc voir à la Galerie 1900-2000, à Paris, jusqu'au 4 novembre. A la Maison rouge, Lebel procède par ce qu'il appelle des "montrages" : la juxtaposition éclairante d'objets de natures matérielles, de dates, de statuts et de formes très variés.

Leur réunion et les comparaisons qui se nouent établissent que la création, telle qu'on l'entend depuis deux siècles, est l'affirmation d'un individu réfractaire à tout ordre collectif. Cette affirmation est l'expression d'une énergie vitale. Laquelle énergie se voit à nu dans le désir sexuel. Quand elle entre en conflit avec les ordres sociaux, cela donne répressions, exécutions, internements. Si le parcours commence par les barricades de la Commune et un autoportrait deLouise Michel, cette décision est emblématique.

Aussitôt après, il est possible de partir dans plusieurs directions, l'accrochage tirant parti de l'architecture complexe des salles. Elles se nomment "Insoumission", "Hallucination", "Eros", "La guerre" ou "Le rhizome". Quel que soit l'itinéraire, la justesse des rapprochements les plus inattendus n'est pas altérée : chaque espace est un organe d'un grand corps vivant - un argument d'une démonstration puissante. Et somptueuse : aux quelques noms déjà cités, il faut adjoindre Füssli, Kubin, Klinger, Picabia, Schwitters, Magritte, Masson, Grosz, Dix, Michaux, Klapheck - et des oubliés, des inconnus, des disparus, tous portés un court moment ou leur vie durant par la même volonté de tenir tête au monde. Sidérant, vous dit-on.

"Soulèvements". La Maison rouge, 10, bd de la Bastille, Paris-1e . Mo Quai-de-la-Rapée. Tél . : 01-40-01-08-81. Jusqu'au 7 janvier 2010. Du mercredi au dimanche, de 11 heures à 19 heures ; jeudi jusqu'à 21 heures. De 5 € à 7 €. Catalogue 240 p., 25 €. Sur Internet: www.lamaisonrouge.org.

"Peintures et dessins". Galerie 1900-2000, 8, rue Bonaparte, Paris-6e . Mo Saint-Germain-des-Prés. Tél . : 01-43-25-84-20. Jusqu'au 4 novembre. Du mardi au samedi, de 10 heures à 12 h 30 et de 14 heures à 19 heures ; lundi de 14 heures à 19 heures. Sur Internet: www.galerie1900-2000.com.

Philippe Dagen

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