Pistoletto: "L'art, c'est le centre"

Le peintre et sculpteur italien Michelangelo Pistoletto, né en 1933, est une figure de l'art européen. Il est rattaché à l'Arte Povera, "attitude" créée en 1967 à Turin, qui rassemble des artistes en opposition à la société de consommation et qui nient l'identité des objets à partir de produits dits pauvres : sable, chiffon, terre, bois, goudron, corde...

Pistoletto expose cet été dans un lieu singulier, Le Moulin, dans un village de Seine-et-Marne, Boissy-le-Châtel. L'exposition se nomme "Binahayat", infini en persan. Elle réunit des oeuvres de ses débuts et des très récentes. L'occasion était belle de revenir avec lui sur sa trajectoire et sa définition de l'artiste.

Comment sont nés vos premiers travaux ?

C'était une époque de profonds changements, dont je ressentais la nécessité, comme beaucoup. La société était dominée par un côté pop, lié à un système économique et politique fondé sur la publicité, le glamour. L'art sortait d'une période importante, celle de l'abstraction expressionniste qui avait conduit à l'exaltation de la subjectivité de l'individu. Au début des années 1960, ce que je partageais avec les Nouveaux Réalistes, en France, et le pop, aux Etats-Unis, c'était la nécessité d'une objectivité. Transformer l'art du subjectif à l'objectif. Aux Etats-Unis, le pop a confondu l'objectivité avec le phénomène médiatique, placé au centre de tout rapport social. En France, l'objectivité a été conçue comme l'invasion des objets : Christo, les ready-mades, Duchamp.

Et en Italie ?

J'ai été surpris par Alberto Burri et par Lucio Fontana. Fontana, parce qu'il n'acceptait pas la perspective habituelle, qui met le spectateur devant un mur : il a fait un trou dans le tableau, essayé d'en faire un dans le mur. Essayé de voir un peu plus loin.

Burri, parce qu'il a eu le courage de mettre au premier plan la matière. Leurs deux courages ensemble m'ont donné celui d'aller vers le miroir : c'était une nouvelle matière et c'était une nouvelle perspective, qui n'est plus celle de la Renaissance. Dans le miroir, nous voyons ce qu'il y a derrière nos épaules, le regard fait demitour, il reprend conscience de ce qui vient par-derrière - de ce qui vient du passé aussi. C'est une double vision à 360°. Tous ces éléments, j'ai cherché à les rendre dynamiques, à les faire entrer dans la vie.

Ce qui n'a pas été compris de tous...

En effet... J'avais un rapport économique très important avec les galeristes américains Leo Castelli et Ileana Sonnabend. En 1964 - l'année où Rauschenberg a eu le prix de la Biennale de Venise -, ils m'ont dit clairement qu'il fallait que j'oublie l'Europe, parce que l'heure de l'Amérique était venue.

Le basculement du pouvoir politique était déjà accompli, il ne restait que celui du pouvoir artistique à réaliser : c'était le dernier qui manquait aux Américains. Ils m'ont donné le choix : l'Amérique ou rien. Je n'ai pas choisi l'Amérique et ils m'ont lâché. J'ai alors pensé qu'il fallait que je trouve des alliés, j'en ai parlé autour de moi, à tous ceux qui gravitaient autour de la galerie de Sperone à Turin - car c'est une histoire turinoise. Il fallait faire quelque chose en dehors de ce pouvoir américain, de ce concept de pouvoir et de richesse à l'américaine. Par contradiction, ça a été l'Arte Povera, l'art pauvre.

Un art contre ce qu'on voulait nous imposer comme une position universelle. Il fallait trouver quelque chose de différent, sinon on était fichus. Mes Objets sont nés de cette négation du marché. Sonnabend les a vus et m'a dit : "Ce n'est pas de l'art." Mais nous avons continué, nous avons fait de l'art un centre de changement dans la vie même.

C'est encore votre principe

...

Comment pourrait-il en être autrement ? Il suffit de voir où en est le monde... Il faut un grand demi-tour. Le progrès nous a conduits à croire que tout est faisable. Il faut tout reconsidérer, tout réorganiser autrement. L'avant-garde, aujourd'hui, doit se retourner, sinon on s'écrasera. Il faut absolument prendre une distance. La science doit cesser de penser exclusivement à des découvertes, mais donner la possibilité à l'humanité de survivre. Il nous faut une science de la conservation. Et trouver un passage vers une nouvelle civilisation, ce que j'appelle le Troisième Paradis.

Et c'est là que vous intervenez

...

C'est la capacité de l'art à toucher à tout qui le rend spirituellement libre. On ne devrait jamais en arriver à un dogmatisme. La pensée doit être en mouvement. Et si l'art est capable de se mettre en relation avec la philosophie et la politique, il aura un effet beaucoup plus important que la religion. C'est à la créativité de prendre l'initiative et de savoir qu'elle touche le point vital de l'existence humaine. L'art, c'est le centre.





"Binahayat",

Le Moulin, Galerie Continua, 46, rue de la Ferté-Gaucher, Boissy-le-Châtel. Tél. : 01-64-20-39-50. Du vendredi au dimanche, de 12 heures à 19 heures. Jusqu'au 5 octobre.

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