Les objets cruellement absurdes de Philippe Ramette

GENÈVE (Suisse) ENVOYÉ SPÉCIAL

Parmi les inventions les plus utiles à la vie quotidienne de Philippe Ramette figure le crâne humain transformé en tirelire au moyen d'une fente droite découpée dans le frontal : ainsi les restes d'un défunt peuvent-ils servir. Non moins commode est la vitrine de grande taille dans laquelle n'importe qui peut s'exposer. Elle permet aux narcissiques de satisfaire leur passion aussi souvent que nécessaire. L'Objet à se voir regarder - une couronne de métal munie d'un petit miroir à l'extrémité d'un bras articulé - est aussi de nature à les tenter. Les misanthropes préféreront la Boîte à isolement, une sorte de malle cabine où s'enfermer dans le noir. Quant à la Potence préventive pour dictateur potentiel, son emploi serait bien tentant.


Ramette, artiste français né en 1961 dont la notoriété a commencé à la fin des années 1990, excelle dans la conception de tels instruments, à laquelle leur exécution irréprochable en laiton, cuir, bois et verre donne un air de machineries médicales du XVIIIe ou du XIXe siècles. Mais il suffit d'un instant pour s'apercevoir que ces prothèses bizarres, ces corsets et ces meubles permettraient de torturer bien plus que de soigner.

Ces objets ne sont pas aimables, mais méchants et parfois cruels. Ils aggravent les passions et les enveniment. Celui qui les regarde, le temps de la surprise passé, risque de ressentir un léger malaise. L'Espace à culpabilité l'accentue : c'est l'angle formé par deux pans de bois, et il faut s'y tenir le visage tourné vers le coin, les mains dans le dos, comme un malfaiteur en état d'arrestation. Pas loin de là, des noeuds coulants attendent leurs victimes ou les tiennent déjà suspendues dans le vide.


LE SUICIDE DES CHOSES

A Genève, au Mamco, pour sa première grande rétrospective hors de France, Ramette dispose d'un étage entier du bâtiment et a donc pu déployer ses objets et ses installations largement. Etant donné l'unité de ton et la variété des dispositifs imaginés par l'artiste, il est des salles parfaitement réussies, telle celle consacrée à l'un de ses motifs préférés, le suicide des choses. Pourquoi en effet une chaise ne se pendrait-elle pas, lasse de sa vie monotone ou désespérée de ne pouvoir jamais devenir fauteuil ? Ce dernier pourrait aussi se donner la mort pour s'être trop ardemment rêvé canapé, et ainsi de suite.

Le spectacle de ces meubles suspendus à des gibets, avec sous eux le traditionnel tabouret renversé, aurait probablement plu à Magritte, auquel on pense ici souvent. Il faudrait être d'une prodigieuse insensibilité à l'absurde pour ne pas goûter ces arrangements si simples. Dans le même genre, la Mobylette crucifiée ajoute le sacrilège à l'étrangeté.

La genèse de ces dispositifs commence par des dessins assez minutieux, présentés à proximité de leurs réalisations matérielles. Il en est de même de l'autre part de l'activité de Ramette, la plus connue et la plus reproduite, ses photographies couleur de grand format. Il y figure en costume et cravate, indifférent et placide, dans les circonstances les plus invraisemblables, marchant au fond de l'eau, montant le long d'un tronc ou d'une falaise le corps à l'horizontale ou en lévitation dans un atelier.

La pesanteur est abolie, le haut et le bas inversés, la ligne d'horizon redressée à la verticale. Ces photographies, prises dans la nature le plus souvent, sont d'une parfaite netteté, et les artifices qui ont été nécessaires pour obtenir l'effet voulu ne se voient presque pas. Le passage du dessin à la photo est impeccable.

Pourquoi alors ces images sont-elles cependant moins intéressantes que les objets de Ramette ? Sans doute parce que ceux-ci offrent à la déduction et à l'interprétation toutes sortes d'hypothèses en s'en tenant au stade de la suggestion et de l'indice, alors que les photos sont explicites à l'excès : elles montrent trop, elles réalisent trop l'idée et ne laissent à l'imagination qu'un espace exigu quand les objets l'excitent de façon bien plus intense.



"Gardons nos illusions", Musée d'art moderne et contemporain, 10, rue des Vieux-Grenadiers, Genève (Suisse). Tél. : 00-41-22-320-61-22. Du mardi au vendredi de 12 heures à 18 heures, samedi et dimanche de 11 heures à 18 heures. Entrée : 8 CHF. Jusqu'au 21 septembre.
www.mamco.ch

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