Daniel Buren: "Il n'y a plus d'artistes officiels. Les artistes ne représentent qu'eux-mêmes"

Né en 1938, Daniel Buren est devenu célèbre en 1986, tant à cause de la polémique entourant l'inauguration de ses fameuses colonnes du Palais-Royal que par l'attribution en même temps du Lion d'or de la Biennale d'art contemporain de Venise.

C'est l'un des rares artistes français - il est connu pour ses rayures noires mais son oeuvre va bien au-delà - à connaître une carrière internationale, couronnée en 2007 par le Praemium Imperiale, récompense japonaise considérée comme le prix Nobel des arts. Sa dernière exposition se tient à Albi, dans un centre d'art installé dans d'anciens moulins.


Que vous inspire ce lieu ?

Il est unique. Presque partout, il y a des grilles avec des vues très profondes sur le Tarn. L'eau est présente dans chacune des salles. Le bruit du fleuve résonne en permanence.

Tout est conçu de telle façon que, lorsque le Tarn déborde - cela arrive et c'est parfois très violent -, la flotte rentre là-dedans par milliers de mètres cubes, et puisse s'évacuer dès la fin de la crue par tous ces trous qui se trouvent dans les planchers. Donc l'eau est omniprésente.


Qu'est-ce qui a déterminé le projet ?

Il s'est imposé de lui-même. A partir de la partie haute du lieu, dans la première salle, j'ai installé une gouttière en polycarbonate, donc transparente, suspendue au plus haut possible sous le plafond. Une pompe puise l'eau du Tarn, à peu près 9 mètres plus bas. Elle circule ensuite dans la gouttière à travers tous les espaces de l'ancien moulin.

Il y a aussi trois panneaux de plexi coloré, jaune, rouge, bleu, devant les fenêtres, lessivés par de l'eau qui dégouline dessus, comme le faisaient autrefois les fleuristes pour rafraîchir leurs vitrines. Et la lumière passe au travers. Enfin, il y a ce que j'appelle la fontaine électrique, un prototype sur lequel je travaille depuis deux ans avec les Soieries Brochier, à Lyon.


Des soyeux ?

Les soyeux lyonnais se sont totalement renouvelés. Par exemple, ils réalisent les fuselages des avions de chasse, une partie des fusées Ariane, les têtes des ogives nucléaires ! Ils tissent aussi de la fibre optique, pas plus grosse qu'un cheveu. C'est ce procédé que j'ai utilisé : deux rouleaux de fibre optique tissée qui partent du plafond pour plonger dans le puits, et sous la chute d'eau qui est l'arrivée de ma gouttière. Et, quand on l'allume, le tissu même s'éclaire. C'est de l'électricité dans l'eau !


Quelle est l'importance des centres d'art comme celui d'Albi ?

Il faut se rappeler que la France était en Europe le pays le plus en retard sur le plan artistique il y a seulement vingt-cinq ans. Le seul qui n'avait quasiment aucun lieu pour l'art vivant en dehors de Paris. Le changement à partir des années 1980 a été extraordinaire. La province a commencé à revivre. Cela a non seulement changé le climat, mais aussi la production des oeuvres. Ce n'est pas un hasard si, une dizaine d'années plus tard, on a vu surgir en France une génération d'artistes de premier plan.


Que dire à ceux qui vous qualifient d'artiste officiel ?

La première fois que j'ai entendu cela, je suis resté sur les fesses : que je passe du statut de type inclassable à celui d'artiste officiel, il y a un saut d'autant plus curieux que c'étaient les mêmes, qui n'y comprenaient déjà rien, qui d'un seul coup ont trouvé cet argument.

L'artiste officiel a sans doute existé, mais n'existe plus. Je ne vois aucun artiste aujourd'hui en France sur le dos duquel on pourrait coller cette étiquette. Qui dit artiste officiel dit artiste représentant le pouvoir, quel qu'il soit. Les artistes aujourd'hui ne représentent qu'eux-mêmes.

J'ai été consacré Trésor vivant, il y a déjà une vingtaine d'années, par la Nouvelle-Zélande, je dois être devenu un artiste officiel dans ce pays aussi ?


On évoque aussi les connivences du milieu de l'art...

Ce qu'on sait quand on est dedans, c'est qu'il n'y a jamais aucune concertation. Tous se détestent franchement, n'ont qu'une envie, c'est de casser la gueule de celui d'à côté, de l'éliminer, de faire le contraire. Souvent ces critiques viennent d'artistes qui ne sont jamais invités par les institutions, sans jamais se demander, pour commencer, s'ils méritent de l'être.


Ne le méritent-ils pas ?

L'absence actuelle de jugement critique leur donne raison : le peintre de la place du Tertre peut légitimement se plaindre de n'être pas invité à la Biennale de Venise, puisqu'il a vu, dans des expositions labellisées art contemporain, des choses qui ressemblent à ce qu'il fait lui-même.

Aujourd'hui, on essaie de nous dire qu'un peintre comme Bernard Buffet est peut-être digne de figurer au même niveau qu'un Picasso ou qu'un Mondrian. On ne fait plus trop la différence entre Botero et Carl Andre ni entre David Hockney et Ellsworth Kelly. On amuse la galerie avec les uns et les autres, et c'est ça qui compte. Je n'échappe pas, bien entendu, à ce phénomène débilitant.


Certains prônent la disparition du ministère de la culture. Quel doit être le rôle de l'Etat ?

Même si le budget de la culture n'a que rarement atteint 1 % du budget de la nation, le rôle de l'Etat a été déterminant en France. Le réduire, je n'en vois pas le but, si ce n'est de dire "on s'en fout, tout ça doit disparaître, et les artistes n'ont qu'à se débrouiller entre eux". Pourquoi pas ?

Mais, depuis près de mille ans, l'Etat français a toujours soutenu la production culturelle. Peut-on penser sérieusement que, si cela disparaît d'un seul coup, elle va se faire toute seule ?


Et le privé ?

Quelle est la grande entreprise française qui pourrait tenir Beaubourg ? Il n'y aurait pas beaucoup de candidats ! Pas plus que pour un opéra. C'est encore plus un gouffre à fric que Beaubourg. Et il y a combien de villes en France qui ont un opéra ?

Les Etats-Unis sont pris comme modèle. Très bien. Mais je connais bien les musées américains et, croyez-moi, ça marche très mal. Les conservateurs de musée s'y plaignent du manque de liberté, du manque de possibilités, et en plus du manque d'argent.


Et les collectionneurs ?

Il y a longtemps, en discutant avec des copains artistes, on s'était rendu compte que la seule façon pour un nouveau riche de passer la barrière infranchissable de l'establishment, c'était d'y entrer par le biais du monde de l'art.

Celui qui donnait dix oeuvres au Musée d'art moderne de New York pouvait dîner à côté de Rockefeller. Comment se fait-il que les arts visuels aient cette puissance ? Qu'est-ce que cela signifie, pour nous, les artistes ?


Daniel Buren, "A contre-courant, travaux in situ et en mouvement". Moulins albigeois, 41, rue Porta, Albi. Tél. : 05-63-38-35-91. Tous les jours, sauf mardi, de 14 heures à 19 heures. Jusqu'au 31 octobre. Sur Internet : www.centredartlelait.com.

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