Jean-Jacques Lebel, artiste de la contre-culture

Figure essentielle de la contre-culture, l'artiste, poète et activiste Jean-Jacques Lebel a préparé le terrain pour Mai 68 aux côtés des surréalistes, des anars et des situs. Il expose à Paris une collection d'oeuvres et d'objets hétéroclites.

Le
29 novembre 2009
- par
Claire Moulène


A 15 ans et demi, j'ai écrit à André Breton comme on envoie une bouteille à la mer. J'étais désespéré, en maison de redressement, et j'avais écrit sur les murs: "Dieu est mort c'est Nietzsche qui me l'a dit." L'anecdote est de Jean-Jacques Lebel, mémoire inébranlable du XXe siècle et porte-parole infatigable du "chaosmose" de notre nouveau millénaire, un oxymore qu'il emprunte à son ami Félix Guattari.


Fils de l'historien de l'art Robert Lebel, exilé à New York pendant la Seconde Guerre mondiale où il rencontre Marcel Duchamp (dont il sera le premier biographe), Max Ernst et Claude Lévi-Strauss, Jean-Jacques Lebel est né à Paris au moment des premiers soubresauts de la guerre d'Espagne. "Mes parents ne savaient plus quoi faire de moi, Breton est le premier à m'avoir dit : "Vous tenez le bon bout." Et nous avons commencé à aller aux Puces ensemble, où je cherchais des objets de dépaysement comme ces douilles sculptées par des poilus pendant la Première Guerre mondiale".


A la Maison Rouge, où il expose jusqu'au 17 janvier 2010 une partie de son invraisemblable collection, on se croirait effectivement presque aux Puces. Sauf qu'à bien y regarder, parmi des trésors de folklore et de précieux documents d'archives, se cache ici une quantité d'oeuvres magistrales, souvent inédites, signées Picabia, Victor Hugo, Baudelaire, Man Ray ou William Burroughs. Un panthéon, une famille presque pour Jean- Jacques Lebel qui côtoya de près ou de loin tout ce que le XXe siècle compte d'artistes et de penseurs subversifs.


"Les rencontres s'orchestrent toutes seules, commente cet inclassable qui n'a jamais choisi entre son statut de plasticien, de poète et d'activiste. Mon travail de montrage consiste à ne pas les empêcher. Pour reprendre la formule de Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, il s'agit d'un "agencement collectif d'énonciation". Dans la société capitaliste, ces objets ne se rencontrent jamais. Par exemple : l'art de la Renaissance et l'art contemporain, des artistes extrêmement célèbres et de jeunes inconnus. Généralement, ce sont les uns ou les autres, jamais les uns et les autres".


A ce jeu de télescopage géant, Jean-Jacques Lebel est passé maître : il n'a jamais failli à sa passion de "collecteur" et s'est imposé dès les années 60 comme le créateur des premiers happenings en France avant de lancer, en 1979, le festival pluridisciplinaire Polyphonix qui perdure encore aujourd'hui. "J'étais très influencé par le free-jazz, explique Lebel. Sur la pochette de son disque illustré par un dripping de Jackson Pollock, Ornette Coleman – dont j'ai organisé le premier concert outre-Atlantique – expliquait qu'avec ses musiciens, ils ont improvisé si librement qu'il était devenu impossible de savoir qui jouait quoi. Je pourrais appliquer cette terminologie au happening : il n'y avait pas le free-jazz ici, le théâtre là, l'activisme politique, le Nouveau Roman, la Nouvelle Vague et le cinéma underground ailleurs. Tout cela se mélangeait et se dynamisait réciproquement. C'était le surgissement d'une contre-culture qui s'est inventée un espace social, des techniques de production, des modes de diffusion et de nouvelles pratiques culturelles éminemment politiques, poétiques et intersubjectives".


A l'American Center (qui deviendra par la suite la Fondation Cartier) mais aussi dans des lieux comme la galerie J, au Théâtre de la Chimère ou à la Biennale de Venise, Lebel déploie ce qu'il appelle "la poésie directe", passée au filtre de la parole et de l'action, et régénère l'esprit dadaïste du cabaret Voltaire créé en 1916 à Zurich.


Boulevard Raspail, dans la nuit du 25 mai 1965, on pressent déjà le frémissement de Mai 68 : l'assistance en transe se laisse emporter par une bande sonore continue qui diffuse des extraits de corrida, des poèmes de Maïakovski ; une jeune femme en slip, portant un masque à tête de mort et juchée sur une moto qui sera ensuite détruite à coups de barres de fer, se retrouve recouverte de spaghettis ; un couple s'étreint sauvagement sur la banquette arrière d'une épave de voiture tandis que le poète de la beat generation, Lawrence Ferlinghetti, lit son poème The Great Chinese Dragon


Pas loin de l'esprit participatif du Nouveau Festival du Centre Pompidou qui essaie aujourd'hui de renouer avec son projet inaugural ? "C'est une tentative intéressante,reconnaît le tonitruant Jean-Jacques Lebel. Mais je suis heureux que des lieux comme la Maison Rouge existent, où il est encore permis de penser librement. Beaubourg, à côté, est un monstre à plusieurs étages où tout est dilué, chosifié et amoindri".


"Entre la fin de la guerre d'Algérie en 1962 et Mai 68, nous étions dans un tunnel sinistre, épouvantable, irrespirable, raconte Jean-Jacques Lebel, mais nous travaillions dans les marges avec les situs, les anars, les opposants à la guerre du Vietnam, les surréalistes, ou ce qu'il en restait, et toutes sortes d'individus non affiliés, à proposer une utopie transformationnelle qui annonçait la révolution de 68." "Cette période me fait penser à celle que nous vivons aujourd'hui", ajoute celui dont la grande force est de circuler sans cesse entre le travail de mémoire et une observation aiguë de la société contemporaine. "Nous survivrons à ce tunnel de sinistrose comme nous avons survécu à l'époque. Il est évident que plus on réprime, plus on oblige les citoyens à intérioriser la censure. Plus la pression est forte et plus ça finit par exploser. C'est une question de mécanique sociale. Mais ne me demandez pas où et quand cela va arriver".


Pas un hasard donc si son exposition, intitulée Soulèvements, débute sur une série de documents relatifs à l'art de la barricade, depuis la Commune jusqu'aux mouvements récents de résistance des "sans-terre" au Brésil en passant par la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale et bien sûr Mai 68. "La révolte des banlieues de 2005 aurait pu constituer un épisode de cette histoire, commente encore celui qui se dit attentif aux signes sous-jacents de l'Histoire en train de s'écrire. Il y avait dans cette volonté de faire son propre apprentissage dans une auto-organisation quelque chose de tout à fait saisissant. C'est à la base même de la démocratie directe. Si l'on pouvait orienter ce principe vers des activités plus positives, moins autosacrificielles et davatange vers une prise de conscience du problème global, nous aurions une situation à proprement parler révolutionnaire. Je prends très au sérieux la fonction sociale de l'artiste qui consiste à proposer des alternatives non-masochistes." Et d'ajouter, avec la verve et l'emportement qui le caractérisent si bien : "Tant que la majorité de nos concitoyens et de nos concitoyennes ne partagerons pas ce désir de briser les chaînes mentales, économiques, culturelles, sexuelles, le nain de jardin triomphera. Celui-là ou un autre".


A la Maison Rouge justement, c'est cette histoire de "dynamitage généralisé du tunnel" que nous conte Jean-Jacques Lebel à travers sa collection de cadavres exquis"qui ont échappé à la sagacité des historiens de l'art parce qu'ils faisaient exploser le mythe de l'auteur et la hiérarchie entre les artistes connus et inconnus, entre les peintres et les écrivains et parce que le produit capitaliste a besoin de l'estampille de la signature".


Mais aussi à travers trois voix du XXe siècle : Guerassim Luca et son poème intituléMa déraison d'être qui commence par cette phrase : "Le désespoir a trois paires de jambes" ; un texte performé par Allen Ginsberg pendant la première guerre du Golfe et surtout le terrible réquisitoire d'Antonin Artaud (dont Jean- Jacques Lebel a organisé plusieurs rétrospectives) contre les dérives de la psychiatrie et la torture physique et mentale.


La torture justement: Lebel la dénonce sans détour dans un tabloïd criard diffusé par la galerie Christophe Gaillard, une édition où il compile des images d'Abu Ghraib trouvées sur internet, des clichés historiques du pape, "ce criminel de guerre", et un inédit de Georges Bataille. "D'aucuns diront que c'est obscène, mais il n'y a rien de pornographique dans ma démarche, je recontextualise et je dis ce que j'ai à dire. Les visages et les sexes sont floutés sur les photos prises à Abu Ghraib par les soldats américains mais la chose la plus obscène de toutes, la torture, elle, n'est pas censurée".


Et cet éternel jeune homme de 74 ans, à la longue chevelure blanche et aux yeux d'acier, d'ajouter comme un défi: "La seule chose nécessaire aujourd'hui, c'est de faire irruption dans le monde de l'art pour déciller les yeux, pour ouvrir les regards".


Exposition Soulèvements, à la Maison Rouge, Paris XIIe, jusqu'au 17 janvier 2010

www.lamaisonrouge.org




http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/t/1259514001/article/jean-jacques-lebel-artiste-de-la-contre-culture/

Comentarios

drfloyd ha dicho que…
cual mundo, de cual arte?

Entradas populares