Dans la chambre noire d'Alfred Kubin



Auberive (Haute-Marne) Envoyé spécial



Un soir de vernissage, en 1927, Alfred Kubin (1877- 1959) fit un bref discours pour expliquer ce qu'il espérait de l'assistance: "Le véritable spectateur, déclara-t-il, tel que je le souhaite, ne se contenterait pas de regarder mes dessins d'un oeil ravi ou critique ; son attention, comme mue par un frôlement secret, devrait se tourner vers la chambre noire riche d'images de sa propre conscience onirique. Car, que nous le sachions ou non, nous possédons tous au plus profond de nous-mêmes l'héritage d'un passé intime prodigieux".

L'oeuvre de l'artiste autrichien, exclusivement composée de dessins et d'estampes, doit donc être vue comme une suite d'invitations à réagir de façon strictement personnelle, par l'émoi, le trouble ou le rêve. Elle opère ainsi parce qu'elle est elle-même issue d'un processus subjectif. Sur la feuille, à la craie noire, à l'encre, avec des lavis ou de l'aquarelle, Kubin crée des représentations imaginaires, fantastiques et symboliques. Le fantastique peut y être très prononcé ou presque dissimulé. Le symbolique peut y être clair ou indéchiffrable.

Une exposition de Kubin, ce sont donc autant d'expériences, de surprises et d'incertitudes qu'il y a d'oeuvres. Dans les chambres de l'abbaye d'Auberive, aux lambris et aux planchers du XVIIIe siècle, dans la pénombre qu'exige la conversation de ces pièces fragiles, les conditions sont réunies pour que l'envoûtement s'accomplisse pleinement. Il se répète plus de quatre-vingts fois, car toutes les époques de la vie de Kubin sont représentées, dans l'exposition, avec une insistance particulière sur les années 1900. Kubin atteint alors un degré d'étrangeté exceptionnel, sans que cela sente jamais l'effort ou la préméditation. Chez lui, comme chez Bosch ou Ernst, le fantastique est naturel.

Il suffit de quelques minutes dans les salles pour que la vue d'oiseaux charognards trop grands observant l'agonie d'une bête qui tient de la panthère et du reptile, la gorge percée d'une flèche sans qu'il y ait une trace de sang, cela sur un rivage vide et alors que les trois animaux ont des expressions humaines, ait tout d'une évidence bien qu'elle soit impossible. Impossible, le crustacé géant qui tient dans une de ses pinces un nouveau-né. Impossible, le morse blanc trônant sur un énorme tas d'ossements animaux et humains. Et la girafe à tête et anneaux de serpent qui se dresse devant une fille nue.

Ici, l'allusion sexuelle est nette. Elle l'est aussi quand Kubin dessine des femmes que leur grossesse rend monstrueuses. La biographie, dans ce cas, peut être invoquée. Kubin perd sa mère quand il a 10 ans. Son père se remarie aussitôt avec sa belle-soeur, qui meurt en couches l'année suivante. A 19 ans, l'artiste tente de se suicider sur la tombe de sa mère.

Mais ces explications psychologiques ne rendent pas compte de la capacité de Kubin à convertir deuils et peurs en images inoubliables. Le trait est précis et sans hésitation, alors qu'il invente des formes antinaturelles. La lumière est grise et neutre, sans contrastes pathétiques. Les actions elles-mêmes sont rarement violentes : on dirait que, quand Kubin se met à dessiner, la tragédie a déjà eu lieu et qu'il ne reste plus qu'à contempler l'étendue des dégâts, comme dans ce dessin où une tête de décapité semble regarder son corps acéphale étendu devant elle.

Quelques contemporains ne sont pas longs à mesurer ce que son oeuvre a de stupéfiant et d'unique. A Munich, en 1904, il expose grâce à Vassily Kandinsky. En 1913, c'est Paul Klee qui accroche son exposition dans une galerie. Ils sont amis depuis 1911, année qui est aussi celle de sa rencontre avec Franz Kafka. Grâce à leur admiration et tout en sortant rarement du petit manoir de Haute-Autriche qu'il achète en 1906, Kubin devient bientôt, dans le monde littéraire et artistique germanique, une légende.

Elle a été plus longue à se diffuser en France, alors que les surréalistes auraient trouvé en lui un parent proche, s'ils l'avaient mieux connu. Le Musée d'art moderne de la Ville de Paris l'a montré en 2007. L'exposition d'Auberive, qui présente une sélection toute différente - pour des raisons de conservation - le redit parfaitement : pour jeter un coup d'oeil sur les tréfonds inconscients du XXe siècle européen, rien ne vaut l'inépuisable Kubin.



"Alfred Kubin", abbaye d'Auberive, Auberive (Haute-Marne). Du mercredi au dimanche de 10 heures à 12 h 30 et de 14 heures à 18 h 30. Jusqu'au 12 septembre. Tél. : 03-25-84-20-20. Sur le Web : Abbaye-auberive.com.

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